Latifa Echakhch

Skills: comptes rendus d'expositions et articles

Texte publié dans Inferno #1 – été 2013

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Latifa Echakhch – Tkaf, 2011 / Installation in situ : Briques et pigment. Dimensions variables. / – Mer d’encre, 2012 Installation au sol. Chapeaux melon, résine et encre. Dimensions variables / – Tambour 36′ & Tambour 93′, 2012 / Encre indienne noire sur toiles. 173 cm de diamètre / Vue de l’exposition « Tkaf », kamel mennour, Paris, 2012 / © Latifa Echakhch Photo. Fabrice Seixas / Courtesy the artist and kamel mennour, Paris

Latifa Echakhch – Tkaf, 2011 / Installation in situ : Briques et pigment. Dimensions variables. / – Mer d’encre, 2012
Installation au sol. Chapeaux melon, résine et encre. Dimensions variables / – Tambour 36′ & Tambour 93′, 2012 / Encre indienne noire sur toiles. 173 cm de diamètre / Vue de l’exposition « Tkaf », kamel mennour, Paris, 2012 / © Latifa Echakhch Photo. Fabrice Seixas / Courtesy the artist and kamel mennour, Paris

Nominée au Prix Marcel Duchamp 2013, Latifa Echakhch fait partie de cette jeune génération d’artistes qui insuffle un renouveau aux installations dans la création contemporaine. Présente tant sur la scène artistique française qu’internationale, elle parvient à chaque fois à nous interpeller tout en réinventant et recristallisant les formes et les contours de son travail.

Ce qui saisit avant toute chose dans la démarche de Latifa Echakhch, c’est sa profondeur en dépit de l’économie de moyens. Ses explorations plastiques sont si intenses que l’on se retrouve comme happés dans des œuvres à la fois énigmatiques et éloquentes.

Un temps suspendu

À l’occasion de sa dernière exposition intitulée Laps et présentée au printemps dernier au MAC de Lyon, l’on se retrouvait dans un paysage où le temps semblait s’être arrêté, dans un laps de temps en dehors de la vie ordinaire où les choses s’étaient figées pour mieux se répondre : un arrêt sur image dans un monde imaginaire et poétique.

Les œuvres de Latifa Echakhch sont tout à la fois énigmes et « paysages personnels ». Dans cet intervalle, cet entre-deux de l’exposition, elles entrent en résonance avec le lieu.
Dans cet espace où la notion de temps semble révolue, le visiteur erre, s’étonne, se souvient… Chaque œuvre est un espace mental d’interaction entre le temps de travail de l’artiste et celui de la présentation au public, ce qui confère au visiteur une sensation d’immersion. Latifa Echakhch s’intéresse d’ailleurs beaucoup à la façon dont les œuvres occupent l’espace ; pour elle : «  Une exposition ne se construit pas de la même façon qu’une œuvre. Finalement, on peut accrocher une œuvre seule et elle acquiert une autre problématique mais dès que je commence à réfléchir en termes d’exposition, je me demande quel paysage je veux donner à voir. »

Plus que le temps de l’exposition, ce qui est à prendre en compte est celui de la création en elle-même, durant laquelle l’artiste convoque parfois la violence et le corps pour mettre en place ses installations. En cela, chaque composition émerge d’un dispositif, d’un mouvement, d’un geste qui, figé, amène au statut final de l’œuvre. Ce positionnement donne à l’œuvre toute sa force et permet à l’artiste de ne pas se placer dans l’abstraction pure.

Son processus de création est visible dans certaines de ses compositions. Il est notamment présent dans sa série intitulée Tambours, qui sont des toiles brutes circulaires, sur lesquelles figurent des étendues d’encre irrégulières. Celles–ci sont proportionnelles au nombre de minutes qui avait été défini au préalable sur le goutte à goutte qui crée ces projections d’encre noire. La chute d’encre forme progressivement une sphère imparfaite.

Comme dans toute œuvre, le geste est important : l’encre est utilisée ici comme un projectile et la toile comme une cible.
Dans le travail de Latifa Echakhch, le sens de l’œuvre n’est pas fermé. Ces Tondi ne se dévoilent pas, restent mystérieux : évoquent-ils des astres ? Des yeux ? Des portes ouvertes vers l’infini ? La seule certitude est la profondeur ressentie par le visiteur face à l’alignement de ces toiles et à l’aspect hypnotique des éclaboussures.
En outre, la référence à la tradition, en reprenant ce format destiné durant la Renaissance italienne à l’ornement, lui permet de recristalliser les standards, de revisiter l’histoire collective.

Une poésie matérielle

L’univers de Latifa Echakhch est rempli d’objets et d’éléments antagonistes se télescopant. Elle les associe, les rapproche, les transforme, en forme de nouveaux afin d’obtenir des installations poétiques et mystérieuses. Il y a dans son acte de création, une véritable poésie du geste. L’économie de moyens et la simplicité presque minimaliste des œuvres n’enlèvent rien au sens, à la complexité des réalités qui sont portées au regard du spectateur.

En cela, l’encre occupe une place prépondérante dans son travail renvoyant à différentes œuvres et registres, suggérant des liens. Matière et couleur, elle s’inscrit dans la démarche de l’artiste et traduit sa sensibilité au langage et à la poésie comme elle l’énonce elle même : « j’aime les mots et l’espace des mots. Mais, je me sens plus à l’aise quand je me sers d’objets et de matériaux. Avec les mots, l’intrusion est plus directe, plus intime. Pourtant, si je n’avais pas trouvé le moyen d’exercer le métier d’artiste, j’aurais écrit de la poésie. »

Son œuvre est protéiforme, polysémique, éminemment politique et permet des narrations et lectures simultanées. L’artiste sublime l’histoire, la réalité, et interroge les tensions culturelles qui agitent notre temps.

L’artiste parvient à matérialiser ce qui ne peut l’être ; la puissance de ses œuvres contraste avec l’économie de moyens. Là, la poésie de son travail prend tout son sens et toute sa force.
Avec Tkaf, elle fait référence à la sorcellerie marocaine dans laquelle le t’kaf (« mauvais sort ») vise à recadrer et immobiliser quelqu’un afin qu’il réintègre la configuration familiale. L’installation composée de briques écrasées sur le sol ; les traces de mains sur les murs qui cherchent à s’élever, à s’évader sont d’une grande éloquence. Une violence, dont on ignore la provenance, ainsi qu’une profonde émotion se dégagent de l’installation et peuvent être transposées à toutes les formes de libération, d’émancipation.

Son langage plastique est modeste et d’une grande sensibilité. Cela se révèle lorsqu’elle compose par exemple sa série Morenlied qui présente d’anciennes cimaises vides et qui confronte le spectateur à l’absence d’une façon radicale. Elle parvient ainsi à matérialiser le vide et des espaces temps différents de ceux de l’exposition. Elle fait vibrer l’histoire avec des objets a priori banals : ces anciennes cimaises ont-elles soutenu ou vont elles soutenir à nouveaux des œuvres ? Face à ce système d’accrochage désormais désuet, le spectateur s’interroge…

Objets hantés – Objets désertés

Fantomatiques, ses œuvres le sont à n’en pas douter. Oscillant entre le passé, le présent, le conscient et l’inconscient, l’artiste joue sur les paradoxes, les écueils. Le spectateur, immergé dans cet univers énigmatique, passe de l’un à l’un sans difficulté.

Les œuvres de Latifa Echakhch sont imprégnées d’éléments biographiques prégnants, qui mis en situation, deviennent alors l’expérience de tous. Les fantômes hantent ses œuvres et l’espace de l’exposition, le passé rôde, renvoyant le visiteur à sa propre histoire et disparition. L’histoire personnelle du visiteur, celle de l’artiste et de l’œuvre se mêlent pour n’en former plus qu’une. L’artiste parvient à revisiter l’histoire personnelle et collective, les notions de culture et de géographie et à les faire entrer en résonance dans des compositions d’une grande puissance.

Les fantômes se trouvent parfois là où l’on s’y attend le moins : dans les objets. Il est nécessaire selon l’artiste de « tuer l’objet » afin de lui donner un second souffle, un nouveau sens : « Je suis profondément attachée à l’idée d’une nature morte, c’est un paradoxe entre l’immobilité et la vie des choses ; (…) ainsi parfois, il est nécessaire de tuer l’objet pour rendre possible une lecture différente.» Les vies successives se transcendent, l’artiste déconstruit l’objet pour obtenir une nouvelle forme, un nouveau sens tout en laissant l’ancien apparaître de façon claire ou en filigrane.

Être à l’écoute des choses qui ne parlent plus, se donner les moyens de les faire parler à nouveau, questionner ce qui est parfois évident, faire ressentir l’absence, telle est la démarche de Latifa Echakhch qui fait entrer en écho le fond et la forme de façon brillante et subtile à chaque fois.

Anne-Sophie Miclo