Dans la profondeur de l’invisible : rencontre avec Seulgi Lee

Skills: Conversations
"U - Présenter le pied de canard (mentir)", depuis 2012, Seulgi Lee.

« U – Présenter le pied de canard (mentir) », depuis 2012, Seulgi Lee.

Née en 1972 à Séoul, en Corée du Sud, Seulgi Lee vit et travaille à Paris depuis 1992. L’artiste utilise des objets du quotidien et exploite les formes populaires comme matériaux afin de manipuler les signes dont ils sont porteurs. Sa démarche est subtile, son travail oscille entre le merveilleux et le monstrueux. Elle donne une voix aux objets, détourne le réel par des appropriations, se jouant ainsi de la standardisation du monde.

ASM – Votre démarche artistique se situe à la croisée de nombreux champs et genres, comment la définissez-vous ?

Seulgi Lee – Je suis sculpteur. Suivant les projets, je travaille sur des formes qui se manifestent en objets ou en performances. C’est-à-dire, ces formes peuvent être quelqu’un ou quelque chose. « PLUIE/FONTAINE » est une tête de cheveux mi-longs sur lesquels perlent les gouttes d’eau. On a beau tourner autour, on ne trouve pas de visage. Les gouttes d’eau tombent lentement en faisant de légers clapotis. Ces bruits d’eau en continu nous entraînent dans un mouvement de temps qui semble infini.
“GOBELET” que vous avez vu au Syndicat Potentiel dans l’exposition KUL LE ON HO BAK, est aussi une fontaine. Un gobelet jetable muni de paille est posé sur un plateau en plastique. Depuis la paille coule la boisson sans que quelqu’un l’aspire. Est-ce que ce gobelet veut nous dire quelque chose ?
Tête, gobelet. Ces formes reconnaissables me permettent d’organiser une expérience sensible partagée par tous dans une structure ouverte.

ASM – Pourquoi cette fascination pour les objets du quotidien ?

Seulgi Lee – Parce qu’ils font partie de notre environnement au même titre que nos amis. Puis, nous en avons besoin. Comment dormir sans couverture ? Depuis quelque temps, j’ai développé un projet de couvertures nommé « U ». C’est un ensemble de courtepointes qui racontent un proverbe. Les proverbes choisis par leur pouvoir d’image et leur humour sont traduits en une composition abstraite, colorée et souvent symétrique liée à la particularité du format de couverture et de sa technique de confection. Je me suis inspirée d’un modèle de couverture existante en Corée dans les années 80 utilisant le quilt Nubi. J’aimerais explorer la culture orale et l’artisanat à travers cette sculpture votive. Ainsi, le proverbe « Présenter le pied de canard » qui veut dire « mentir » en Corée, sera dessiné en un losange orange pour la patte de canard vue de face, puis cousue de manière verticale tant dis que le sol sera cousu de manière horizontale. Pour ce faire, j’ai collaboré avec un artisan de Tong-Yeong, la ville portuaire qui a donné le nom au quilt – Tong-Yeong Nubi.

Je m’intéresse de plus en plus aux objets dits « primitifs«  qui sont, à mon avis, plus proches de la naissance du langage. Par exemple, « ANGUILLE » que je présente en ce moment aux côtés des premières « U » au CRAC Alsace à Altkirch dans l’exposition « Anti-Narcisse », est un harpon taillé dans une branche de bois qui ressemble à l’anguille. C’est un peu comme si nous mangions nous-mêmes…

ASM – Vous avez présenté de nombreuses oeuvres dans l’espace public ; qu’est ce que cela apporte à votre travail selon vous ?

Seulgi Lee – Ah, vous pensez à « IDO« , le bus poilu ? L’intervention dans l’espace public permet d’aller auprès des gens qui ne vont pas voir l’Art dans des galeries. « IDO » a failli voir la Seine, le Rhin ou l’Ill. Il y a quelques années pour Evento, la première édition de la Biennale d’art à Bordeaux, quand j’étais invitée à réfléchir sur l’espace public, je me suis intéressée au bus en tant que transport commun où se forme une communauté éphémère. Je voulais ériger un monument furtif, en mouvement donc. Avec une équipe d’artistes que j’ai formée nous avons travaillé pendant un certain temps sur le tissage de tissu non tissé classé non feu sur une plaque d’aluminium alvéolée pour masquer la tête du véhicule. Avec la collaboration de la compagnie du bus, « IDO » était mis en place sur l’itinéraire habituel du bus, du centre à la périphérie, avec son chauffeur habituel. Comme on le voit le plus souvent en déplacement, ses poils larges voguaient au vent. Quand on le voit arriver, on avait l’impression de voir un monstre. Une fois passée, l’arrière du bus étant complètement « normal », on se demandait si ce qu’on venait de voir était vrai ou pas. On l’a réactivé à Nevers il y a 2 ans pendant 20 jours.

ASM – Vous définissez vos oeuvres comme des outils, pouvant être utilisés à tout moment et certaines font appel à la participation du spectateur. Quel place occupe t-il dans votre processus de création ?

Seulgi Lee – Les spectateurs ou les gens sont très importants dans mon travail. Je pense à l’installation « CLAMEUR« , le premier travail qui était présenté en Alsace, à Altkirch il y a quelques années. Il s’agit d’un ensemble de masques en papier mâché et des menues colonnes qui tournent lentement. Après avoir masqué un bus, je voulais fabriquer les masques pour hommes. Chaque visage s’appelle « K » et la foule s’appelle « CLAMEUR ». Ces masques de forme dépouillée, avec deux petits trous à la place des yeux, ont souvent deux protubérances. Pour cette installation, j’ai mis à disposition des visiteurs les masques pour qu’ils puissent les essayer. En les manipulant, on se rend compte que ces masques font des bruits à cause des petites choses qui sont contenues dans les bosses, un peu comme une voix. Après coup, j’ai pensé au livre de Kafka « Le Château » où Klamm est connu de tout le village mais selon la personne qui le décrit, il change de physionomies. J’essaie à travers ce projet de masques de dresser un portrait d’un personnage qui serait multiple, une foule. Les colonnes sont venues après. Pour moi c’est l’extension des visages. L’ombre des protubérances des masques, à un certain angle, dessine une rayure. Elle est portée sur les colonnes qui tournent, en renforçant le mouvement de rotation. En réalité, la lenteur de la rotation accentuée par la rayure très colorée, dissimule le mouvement. C’est comme si la chose la plus évidente était invisible. Mais quand on se rend compte de la rotation à cause des poussières ou autres, on a l’impression de s’enfoncer dans l’espace.

Propos recueillis par Anne-Sophie Miclo

février-mars 2014